-Il est bizarre ton sac.
Une petite gamine leva deux yeux confus sur l'enfant qui venait de lui parler. Il était beau, avec ses cheveux blonds coupés courts, et ses yeux bleus. Oh, ses beaux yeux... Cette gamine, toute fascinée malgré le silence, c'était toi.
-Oh, tu m'entends ?
Il poussa ton épaule droite, et tu retins un petit gémissement. Tu restas silencieuse, ne sachant quoi dire.
-Mais tu le fais exprès ou quoi ? T'es débile ?
Tu baissas la tête et regardas tes chaussures, sans dire un mot.
-Hé, regardez, elle est stupide, elle comprend rien !
Les enfants coururent, se rassemblaient soudainement autour de la petite chinoise que tu étais. Tu ne comprenais pas un mot et, pourtant, tu percevais ces rires moqueurs comme blessant. Les larmes montèrent, tu tentas de les garder en toi. On riait, on te poussait. Puis, soudainement, alors que l'eau salée commençait à ruisseler le long de tes joues, mordant ta peau par son passage, on entendit un cri parmi ces rires. Les gamins se séparèrent en deux, et un homme aux traits tirés par la fatigue s'avançait vers toi, imposant le silence par son regard dur. Il te sourit, et tu allas te réfugier dans les bras de ton père. Ton sauveur, ton héro, qui te prit dans ses bras et partit en te portant, en te protégeant.
Le soir même, ta mère cuisina tes plats préférés. Elle ne disait rien, mais son regard disait long sur ce qu'elle ressentait. Elle s'en voulait pour t'avoir arrachée à ton pays, ta culture, alors que tu n'avais que 7 ans. Mais le cousin de ton père lui avait trouvé un travail. Un travail qui lui permettrait d'accumuler de l'argent pour te faire marier. Un qui pouvait t'assurer un futur plus heureux. Ils étaient partis pour toi, disaient-ils. Et, parfois, tu croyais entendre la haine dans leur voix, surtout lorsqu'ils parlaient de leur famille qu'ils avaient abandonnée. Mais ce que tu ne savais pas, Meili, c'est qu'en vrai, ils étaient venus pour eux. Pour la promesse d'une maison dotée de téléphone, pour vivre ce rêve américain vendu dans toutes les lettres qu'envoyaient les cousins de ton père. Et, rapidement, ils purent ouvrir un restaurant chinois.
La nuit, alors que tu pensais tes parents dans les bras de Morphée, tu te levais souvent pour aller voir les étoiles, et imaginais ces êtres fantastiques dont parlait ta mère. Elle était très superstitieuse et croyait en toutes ces légendes chinoises. Elle ne savait ni lire, ni écrire, et croyait tout ce qu'on lui disait. Elle t'avait appris à croire en la magie, croire en la bonté des gens. C'est pourquoi, tu croyais dur comme fer que les dragons existaient, et qu'ils étaient des êtres bénéfiques responsables de tant de choses en cette planète.
Lorsque tu commenças à voir des choses que tu ne pouvais pas expliquer, vers l'âge de dix ans, ta mère fut la première personne à qui tu te confias. Et elle te crut instantanément, te demandant des détails, désirant plus que tout faire parti de ce monde. Elle se rendit rapidement compte que le surnaturel semblait te tourner autour et, incapable elle-même de voir quoi que ce soit d'extraordinaire, elle insista pour que tu ailles voir l'inconnu, te mettant ainsi inconsciemment en danger. Ayant peur que ton géniteur mette fin à sa soif de magie, elle te fit promettre de rien lui dire, et tu tins ta parole.
Si tu avais été capable de garder ce que tu voyais entre toi et ta mère, alors peut-être que les choses auraient été différentes. Malheureusement, il y avait Oliver. Et il ne s'intéressait plus à toi. Ce jeune garçon qui autrefois riait de toi, pinçait tes joues, te bousculait doucement, ne te voyait plus. Étrangement, tu voulais son attention, croiser son regard, et ce, même si cela impliquait qu'il allait te tirer les cheveux et se moquer de toi. Alors, un beau jour, quelques mois après avoir tout révélé à ta mère, tu pris ton courage à deux mains et, une fois seuls, tu lui dis que la magie existait, que tu en avais vu la preuve.
Jamais tu n'oublierais son regard, qui se baissa vers le tien. D'abord neutre, presque ennuyé, il devint curieux, puis, en découvrant que tu étais sérieuse, il dégageait l'hilarité la plus pure. Oliver explosa de rire devant toi, confuse comme autrefois.
En quelques heures, toute l'école savait que tu croyais au fantastique, et les gens se moquaient de toi. Une gamine de 10 ans, qui croyait sincèrement en la magie.
-Ils existent ! Hurlais-tu entre deux sanglots.
-Tu n'es qu'un bébé, il faut grandir un peu ! Stupide, tu es stupide !
Et là, tous les souvenirs revenaient à la surface. Tu revis ces gamins te traiter de stupide pour ne pas comprendre leur langue, insulter tes chaussures pour être différentes, rire de ton sac pour le peu qu'il contenait, te regarder avec dégoût en voyant ton déjeuner qui ne ressemblait pas au sandwich à la gelée et au beurre de cacahuète qu'ils avaient eux. Tu revis tous les visages de tes amis de Chine, de ta famille, que tu avais quitté pour venir ici, dans un endroit où personne ne t'aimait. Tu ressentis la solitude de tous ces jours où tu te balançais seule dans le parc, alors que tous les enfants jouaient ensemble. Tu te rappelas de tout ce que tu avais dit à ta mère car tu n'avais pas d'amis en qui te confier. Tu étais la petite fille bizarre, toujours un peu dans la lune, qui ne semblait jamais être là. Tes camarades ne t'aimaient pas, et tu le remarquas pour la première fois en ce moment.
Alors, d'un geste vif, que tu ne vis pas voir toi-même, tu frappas la gamine en face de toi.
-Aaaaah !
Tu hurlais le plus fort possible alors que tu te ruais sur ton adversaire sous le choc. Les autres furent surpris mais, rapidement, commencèrent à hurler pour vous encourager. Tes coups tombèrent sur le corps de la tyran, qui tentait de rassembler ses idées, encore confuse de ce que tu venais de faire. Malheureusement, elle faisait deux fois ta taille et, lorsqu'elle riposta, tu fis deux pas en arrière avant de t'écrouler sur le sol. Et le reste, tu ne t'en souviens plus.
Les jours qui suivirent sont tous flous dans tes souvenirs. Tu revois encore le directeur parler à tes parents. Tu pouvais sentir la colère en ton père. Tu te souvenais de la punition que tu avais eu à la maison. Tu t'entendais vaguement tenter de te défendre en mentionnant les créatures que tu croyais voir. Il ne te cru pas. Pendant des mois, il insista sur le fait que tu ne faisais que rêver, mais tu voulais lui prouver que tu n'imaginais pas tous ça. Alors, tu continuais à en parler, sonnant plus folle à chaque histoire.
Tu partis à la recherche de ces êtres surnaturels, un peu gauchement, n'arrivant à rien. Tu te mettais tellement en danger, rentrant tard, errant dans les rues, que ton père te criait dessus. Et plus il criait, plus tu voulais lui prouver que tu n'étais pas folle.
Parfois, les nuits, tu te réveillais en hurlant, obsédée par ces êtres de la nuit. Tu voulais que ton père, que celui que tu respectais le plus au monde, te croie. Puisque si même lui te pensait folle, alors peut-être que tout ce que tes camarades avaient dit étaient vrai. Si ton paternel ne pouvait mettre sa confiance en toi, alors pourquoi attendais-tu que des inconnus le fassent ? Tu n'avais qu'onze ans, mais tu en devins presque obsédée. Si bien que ton père pensa qu'il était mieux de te faire interner.
Si beaucoup de tes souvenirs de cette période de ta vie commencent à s'effacer, perdus dans la confusion, atténués par les médicaments, jamais tu n'allais oublier tes deux parents debout devant la porte de l'asile, qui te dirent au revoir. Ta mère semblait détruite, misérable, ses cheveux dans tous les états, ses yeux fatigués, ses vêtements sales. Ton père, lui, se tenait droit, quelque peu froid, fatigué lui aussi, les lèvres serrées. Tu ne le savais pas à l'époque, mais c'était la dernière fois que tu verrais ton père. Jamais il n'ira te voir dans l'asile, trop fier pour affronter le fait que sa fille était folle. D'ailleurs, tu devins un sujet tabou chez toi. Ta mère avait essayé, au début, de le forcer à aller te voir, mais ça n'avait contribué qu'à la détérioration de leur mariage. Si bien que lorsqu'il fut annoncé, trois ans plus tard, lors de tes 14 ans, que tu allais être libérée, ton père décida de partir, la veille de ta rentrée au bercail.
Décidant qu'il était mieux pour ta santé de changer de ville, vous avez vécu, ta mère et toi, en campagne, dans une petite ville de quelques milliers d'habitants, confiant le restaurant à la femme du cousin qui vous avez aidé à venir aux États-Unis. Ta maternelle ne travaillait plus, n'ayant plus la force mentale pour le faire, mais vous receviez des chèques mensuels venant du restaurant, ce que les cousins pouvaient se permettre d'envoyer. En plus, tu avais décidé de travailler chez tes voisins, sortant les chiens, nettoyant les voitures. Ce genre de boulots ne payaient pas énormément, mais ils aidaient à arrondir les fins de mois.
Ta mère prétendait que ton père était parti à San Francisco pour travailler dans la construction. Tu savais que c'était un mensonge, mais tu étais dotée d'une nouvelle résolution. Tu te croyais soignée, ce qui te donnais une toute autre force, une confiance en toi. Alors, pour ta mère, tu prétendais croire à ses dires qu'elle commença, d'ailleurs, à croire. Ils lui faisaient tant de bien que tu commenças à écrire des lettres prétendant être ton père. Tu revenais des cours le soir, et lui disais avoir trouvé telle lettre dans le courrier. Puis, elle t'envoyait le lendemain poster une réponse, que tu ouvrais entre deux de tes cours. Peut-être était-elle au courant de la supercherie, mais jamais elle ne le montra. Et toi, tu n'étais plus la jeune fille brisée qui avait été envoyée en asile. Tu soutenais ta mère, à la fois financièrement et mentalement. Après tous ce que tu avais vécu, tu avais beau n'avoir que 14 ans, tu étais dotée d'une nouvelle maturité.
La tragédie arriva lorsque ta mère poussa son dernier soupire. Elle s'était couchée une nuit, particulièrement fatiguée, silencieuse et mélancolique, quoi que résolue, et ne s'était plus jamais réveillée. Certains supposaient qu'elle était décédée d'un cœur brisé, ayant perdu tout désir de vivre. D'autres disaient qu'elle avait eu un simple arrêt cardiaque lors de son sommeil et que, puisque tu n'étais pas chez toi cette nuit-là, tu n'avais rien entendu.
Remplie de culpabilité pour ne pas avoir été là lorsqu'elle avait le plus besoin de toi, tu étais rentrée, à 17 ans, à Chicago, pour vivre avec tes cousins, et travailler dans le restaurant familial. Et alors, tu recommenças à voir les ombres bouger dans les ruelles, entendre les petits cris paniquants. Tu te renfermas sur toi, priant ne pas avoir sombré une nouvelle fois dans la folie. Tu commenças à avoir peur, paniquas, et décidas de fuir cette ville le lendemain de tes 18 ans, la traitant de maudite. Mais tes cousins remarquèrent ton comportement, et eurent la bonne idée de te faire consulter. Rapidement, on décida que tu avais rechuté, et tu te vis forcée à vivre dans un asile une deuxième fois, où on passa des années à te dire que tout ce que tu vois ne sont que les fruits de ton imagination. Tu y restas cette fois-ci 5 ans, n'y ressortant qu'après ton 23ème anniversaire.
Tu repris le restaurant des mains de ta cousine qui se faisait trop âgée pour le garder, ayant appris au fil des années à diriger un restaurant, et y travailles toujours tantôt en tant que serveuse, et parfois en tant que cuisinière. Cela fait deux ans que tu essayes d'ignorer ce que tu vois, que tu fais tout pour éviter le contact avec le surnaturel. Tu prends peur, tu te crois folle, mais tu ne veux plus jamais retourner dans un asile. Alors, tu prends tout sur toi, prétendant ne rien voir, car, étrangement, partir te fait plus peur que les gens découvrant la vérité. Car, malgré tout, une part de toi aime Chicago. Et tu te sens incapable de quitter cette ville. Qui sait, peut-être as-tu pris goût à cette souffrance. Ou alors ces visions, comme tu les appelles, sont les derniers contacts que tu as avec ta mère, les dernières choses qui vous unit malgré la mort. Peut importe la raison, tu as décidé de rester vivre dans cette ville dangereuse et, peut-être, qui sait, vas-tu tenter de découvrir, un jour, la vérité.